Certains d’entre vous connaissent peut-être l’anecdote sur Miyamoto Musashi, relatant l’exploit de ce dernier face à un adversaire: en poussant un cri inaudible, Musashi aurait étourdi un scorpion, qui se serait évanoui (ou qui serait tombé mort). Musashi aurait ainsi fait fuir son opposant. On peut trouver ce fait très invraisemblable, mais il existe pourtant au Japon un art du kiai (kiai-jutsu), témoignant de l’importance de cette capacité.
Qu’est-ce que le kiai?
On lit souvent sur Internet qu’il s’agit du « cri qui tue » (référence probable à l’histoire de Musashi et du scorpion). Cette idée est assez simpliste : elle ne prend pas en compte le concept d’énergie et de respiration qui permet d’effectuer un bon kiai (qui peut être silencieux). Au contraire, on le décrit simplement comme un cri puissant qui peut être effectué sans concentration. Les auteurs cités ci-après expliquent chacun cette notion et dévoilent la place qu’elle tient dans la pratique des arts martiaux, et donc dans la maîtrise de notre propre corps.
Tout d’abord, le kiai-jutsu n’est pas un art ésotérique et mystérieux. Si le kiai peut être synonyme de pouvoir immatériel, il résulte d’un entraînement et d’expériences propres qui renforcent la suggestion et la projection de l’esprit du combattant lors d’un combat.
Miyamoto Musashi explique cela de façon très claire dans son Traité des Cinq Roues, section des « Trois Cris » – Chapitre IV – Feu. Il divise le kiai en plusieurs catégories, à utiliser en différentes occasions:
- dans un contexte de guerre (tactique de masse), il y aurait trois types de kiai:
- l’initial (avant la bataille),
- le moyen (pendant la bataille)
- le final (après la bataille). Le premier servirait à se « motiver », comme à impressionner l’ennemi. Le second permettrait en frappant durant les combats de donner plus de force à ses coups. Le dernier serait poussé en tant que cri de victoire.
- dans un contexte de combat (tactique individuelle), il y en aurait deux:
- l’initial
- le final.
Le kiai peut ainsi être catalogué en fonction de son utilité. Par conséquent on trouve plusieurs types de kiai qui varient en intensité ou tonalité et ont un effet variable. Si le cri peut être plus ou moins fort, c’est qu’il a des conséquences différentes selon la tonalité qui lui est donnée. Il doit être employé en fonction de l’adversaire et de la situation et peut être modulé par celui qui l’exécute. Selon Gabrielle Habersetzer, dans l’Encyclopédie technique, historique, biographique et culturelle des arts martiaux « Chaque être humain possède ki ; le seul problème est de savoir le mobiliser à volonté et l’utiliser intelligemment. » Mais quel est le rapport entre le ki et le kiai ici ?Pour comprendre, il est utile d’analyser les idéogrammes qui en composent le terme.
Selon E.J. Harrison (The Fighting Spirit of Japan), le terme kiai est composé de :
- ki (気) qui a plusieurs significations telles que « esprit », « volonté », « humeur », « air »
- ai (合, ou 合い), provenant du verbe « awasu » (合 わす ), « unifier ».
Aussi, le sens général du terme serait alors de « concentrer ou unifier l’esprit ».
Pour pousser l’analyse étymologique:
- ai est composé de : « assembler, réunir« (亼, formé des radicaux « entrer/rejoindre » (人 ) et « un » (一 ) ) et « bouche » (口 )
- ki est formé « d’esprit/air/vapeur » (气 ), et 㐅 qui serait soit une forme ancienne du nombre cinq, soit le caractère du riz.
Pour Patrice Franchet d’Espérey, dans un ouvrage qui a priori n’a rien à voir avec le budô, (La Main du maître: Réflexions sur l’héritage équestre), « l’énergie, c’est l’air qui sort du riz qui cuit. »
Cette énergie, (ou qi chinois 氣, dont l’idéogramme est très proche), est l’essence de vie.
Cette essence ou force peut être maîtrisée puisqu’inhérente à l’être humain comme le précise ci-dessus Habersetzer.
Pour en terminer avec l’analyse étymologique, il est bon de rappeler que les termes kiaï et aïki s’écrivent avec les mêmes idéogrammes.
Utiliser intelligemment son kiai peut être une gageure. Cette capacité n’est pas innée et tout comme beaucoup de nos systèmes et pratiques (écriture, langue etc…), il ne peut devenir compréhensible/palpable et applicable pour la personne qu’après un certain temps. Notre expérience affecte et renforce notre maitrise du kiai, tout comme notre vision et connaissance du monde grandit avec l’âge et l’intérêt que nous y portons.
Mais en quoi la pratique permet-elle de développer le kiai ? En vérité, c’est essentiellement la maitrise de notre respiration qui pourra donner un bon kiai. Savoir respirer mène à un état d’esprit supérieur. Dans le zazen, on aligne respiration, posture et esprit. La respiration est abdominale et l’expiration en est la phase la plus importante, l’énergie descendant dans le bas-ventre lorsque les poumons se vident. Or nous savons que dans la croyance asiatique, la force de notre corps se situe dans le hara, (ou tanden), source d’énergie mais également endroit où les mauvais esprits peuvent être piégés et évacués. Il est donc essentiel d’avoir une respiration correcte, qui vient elle-même d’une posture correcte (la colonne doit être droite pour ne pas casser le flux). Avec la pratique, cette respiration, même si maitrisée, devient naturelle et douce et n’est plus forcée volontairement. Il en va de même pour le kiai. Une très belle citation de maître Suga Toshiro exprime cette idée : « Le kiaï est une respiration profonde. L’entendre permet d’évaluer une personne. Un kiaï correct est très probablement la marque d’un haut niveau parce qu’il est lié à une respiration juste. Martialement le kiaï est très important. Il sert à se donner du courage, à encourager ses compagnons, à effrayer ses adversaires, à rassembler son énergie, à évacuer la tension. Le kiaï est une vibration qui doit venir du seïka tanden. C’est très important de pouvoir faire des kiaï corrects. On dit qu’on pouvait entendre les kiaï de maître Ueshiba à deux kilomètres de distance. Sa voix était très particulière. » Il faut comprendre ici que le kiai est considéré comme une manifestation ou émission de notre énergie/volonté, qui ne peut être totale et réussie que lorsque l’unité de l’artiste martial est atteinte. Par la concentration et une respiration correcte (kokyû), le combattant parviendra à maîtriser son ki. Toujours selon Harrison, « le kiai est l’art de concentrer parfaitement toute son énergie physique et mentale sur un objet donné, avec la détermination inébranlable de l’achever ou de le soumettre. » Un cri sans intention ne soumettra aucun adversaire et nuira à la technique par l’énergie gaspillée. Cette énergie doit être concentrée, et non dispersée. Elle peut-être confinée au point d’obtenir un kiaï silencieux. En effet, la voix n’est que l’expression audible du kiai qui reste subordonné à la conscience. Dans son unité, l’artiste martial pourra manifester de façons diverses le kiai qui traduit « l’attitude esthétique et l’état d’esprit de l’artiste » ainsi que « des intentions et émotions individuelles. » (Charles V. Gruzanski – page 87 du livre Ninja Weapons: Chain and Shuriken). Il n’y a donc pas qu’une seule forme de kiaï, tout comme il n’y a pas qu’un seul état d’esprit chez le pratiquant, ni une seule manière d’appliquer une technique On trouve des variantes à chaque technique, puisque ces variantes sont des interprétations du mouvement de base et des paramètres dans lesquels est appliquée la technique. En ce sens, il existe plusieurs formes de kiaï, y compris une forme silencieuse. L’intérêt dans ce cas est selon moi surtout d’apporter « de la force à une technique au travers d’une respiration correcte.« (page 43 – Secrets of the samurai: a survey of the martial arts of feudal Japan, par Oscar Ratti et Adele Westbrook)
Pour finir, voici comment développer son kiaï, en restant très prudent quant à l’application des consignes donnée dans Japan’s ultimate martial art: Jujitsu before 1882, the Classical Japanese Art of Self-Defense, de Darrell Max Craig :
« au Japon le meilleur kiai est habituellement entendu dans les halls ou dôjô de kendô. Je suppose que cela est parce qu’en kendô, vous annoncez toujours la zone que vous allez couper, laissant ainsi connaître vos intentions à l’autre kendôka. Ainsi, vous inspirez toujours de l’air dans votre bas-ventre, ce qui est bien sûr, la vraie méthode pour développer son kiai. Comment quelqu’un peut développer ce pouvoir mystérieux sur lequel nous semblons connaître si peu de choses? Un sensei de jujitsu suggère de prendre une large pièce de tissu de coton d’à peu près 12 inches sur 8 pieds, de la plier en deux à la moitié (c’est-à dire à une largeur de 6 inches), et de l’enrouler autour de votre estomac deux ou trois fois juste en dessous des côtes flottantes. Soyez sûrs de serrer vos muscles de l’estomac autant que possible. Asseyez-vous maintenant en seiza (une position droite) ou en anza (paisible), inhalez l’air par votre nez, et essayez de pousser l’air au fond de votre estomac. Les japonais appellent cette zone shitahara. Inhalez et exhalez lentement deux ou trois cent fois chaque jour jusqu’à ce que vous puissiez le faire mille fois ou plus. Vous devez commencer très lentement et vous fortifier. Vous serez étourdi au début, soyez extrêmement prudent. En pratiquant cette respiration avec votre abdomen, maintenez votre corps détendu. Le bout de votre nez devrait être aligné avec votre nombril, vos épaules devraient être rondes, et votre dos devrait être légèrement en avant. Quand vous aurez développé correctement votre shitahara, commencez à pratiquer le kiai. Souvenez-vous, démarrez lentement depuis votre estomac, en restant détendu en pratiquant le kiai. Relâchez chaque muscle sauf vos mollets. Lorsque vous pouvez effectuer cela, détendez chaque muscle sauf ceux des mollets et des avants bras. Ensuite, maintenez rigide chaque partie de votre corps à la fois lorsque vous faites le kiai, à voix basse et lentement.
Sensei Hata a dit que lorsque vous pouvez contrôler les muscles de votre corps et développer le kiai, votre corps répondra inconsciemment à votre kiai. Ainsi, les muscles resteront souples et flexibles jusqu’au moment précis où vous y faites appel; à ce moment ils deviendront rigides mais seulement pour le court instant où on en a besoin. «
Article proposé par Cédric CENTIME